Agence de Presse21

Les anciens condamnés noirs peuvent-ils changer le visage de la présidentielle de 2020 aux USA ?

De nombreux Américains sont privés du droit de vote en raison d’une condamnation judiciaire. Parmi ceux-ci figure une part significative d’Afro-Américains. Mais les choses pourraient changer lors des prochaines élections...


Crédits photo : Gabrièle Chalon

Alors que la pandémie de la COVID-19 frappe fort aux États-Unis avec 107 682 morts recensés ce mercredi 3 juin, cela n’a pas suffi pour freiner un mouvement de protestations populaires. Cette solidarité s’est manifestée partout dans le monde suite à la mort de George Floyd, cet homme noir étouffé sous le genou d’un policier blanc. Pour les manifestants, le racisme est pire que la COVID-19.

Le lundi 1er juin, le frère de la victime, Terrence Floyd a imploré les manifestants d’aller voter plutôt que de semer le chaos. Cependant, il y a un hic. Car dans les faits, de nombreux Américains sont privés du droit de vote en raison d’une condamnation judiciaire. Parmi ceux-ci figure une part significative d’Afro-Américains.

Nous sommes arrivés à ce constat en nous plongeant dans les données d’un rapport de 2016 du Sentencing Project, un organisme à but non lucratif qui travaille sur la problématique des droits des prisonniers aux États-Unis. Nous avons d’abord découvert dans ce rapport qu’au total, ce sont 6,1 millions de citoyens américains qui étaient déchus du droit de vote en 2016 en raison d’une condamnation criminelle actuelle ou passée.

2,5 % de la population américaine en âge de voter était déchue du droit vote en 2016

C’est 1 adulte sur 40

Illustration d’Olivier Boivin

La Floride en ligne de mire

Nous avons décidé de concentrer notre analyse sur la Floride. D’une part, il s’agit d’un État important pour les élections présidentielles et, d’autre part, c’est aussi un État où il y a une forte proportion de personnes privées du droit de voter.

Illustration de Coralie Beaumont, Olivier Boivin et Gabrièle Chalon, créée avec Datawrapper

En effet, près de 1,6 million de Floridiens étaient déchus du droit de vote lors des élections présidentielles de 2016 en raison de leur condamnation à une peine criminelle. Pourtant, seulement 200 000 d’entre eux se trouvaient alors derrière les barreaux. La majorité de ces personnes empêchées de voter étaient des anciens détenus ayant déjà purgé leur peine. Cela représente plus de 10 % de la population totale qui était en âge de voter en Floride.

Talonnée par l’Alabama, la Virginie et le Kentucky, la Floride est ainsi l’un des États les plus restrictifs aux États-Unis sur la question du droit de vote des prisonniers et ex-prisonniers. Mais ce palmarès pourrait bientôt changer.

Lors des élections de mi-mandat en novembre 2018, les électeurs floridiens se sont prononcés à 64 % en faveur du retour aux urnes des ex-détenus ayant purgé leur peine et qui n’ont pas commis de crimes sexuels ou d’homicides. Cette nouvelle mesure devrait concerner plus d’un million de personnes.

Mais le débat autour de la question de la restitution du droit de vote aux anciens prisonniers floridiens continue de faire rage. En mai 2019, une autre loi a été adoptée par les parlementaires floridiens et promulguée par l’actuel gouverneur républicain de la Floride, Ron DeSantis. L’objet de cette nouvelle loi était d’imposer aux ex-détenus le paiement de toutes leurs dettes judiciaires pour récupérer effectivement leur droit de voter. Selon le New York Times, cette loi pourrait donc restreindre significativement le vote des anciens détenus lors des prochaines élections. En effet, la majorité des détenus ont de faibles revenus lors de leur arrestation… Et sont encore plus pauvres à leur sortie de prison.

Une bataille judiciaire s’est alors déclenchée. En effet, le 24 mai 2020, le juge Robert Hinkle de la Cour d’appel fédérale de Floride a jugé cette loi inconstitutionnelle, mais, deux jours plus tard, le gouverneur deSantis a déclaré qu’il envisageait de faire appel de cette décision.

Le vote décisif des anciens détenus en Floride

Le potentiel retour aux urnes des anciens prisonniers floridiens est loin d’être une question symbolique. En effet, la Floride est un État pivot dans le contexte des élections présidentielles. Basculant entre républicains et démocrates au gré des élections, le vainqueur y rafle 29 Grands électeurs. La Floride constitue ainsi le troisième État d’importance à ce niveau, à égalité avec celui de New York.

Démonstration de cette instabilité électorale, le plus grand écart séparant républicains et démocrates de la victoire en Floride lors des cinq dernières élections remonte à 2004. À l’époque, un peu plus de 284 000 voix séparaient alors le républicain George W. Bush de son rival, John Kerry. L’écart le plus faible était de seulement 930 voix lors des élections de 2000, opposant George W. Bush au démocrate Al Gore.

Graphique de Coralie Beaumont et Olivier Boivin et Gabrièle Chalon, créé avec Datawrapper

Lors des élections de 2016, la victoire de Trump sur Clinton en Floride s’est jouée à un peu plus de 110 000 voix. Or, 1 487 847 anciens détenus étaient alors déchus du droit de vote en Floride, c’est treize fois plus que l’écart entre les deux candidats. La restitution du droit de vote aux repris de justice floridiens pourrait donc avoir un rôle significatif dans le résultat des prochaines élections présidentielles.

Graphique de Coralie Beaumont et Olivier Boivin et Gabrièle Chalon, créé avec Datawrapper

Les ex-prisonniers noirs, le cœur de la bataille ?

Le 7 mars 2020, Theodore R. Johnson de l’Institut Brennan Center for Justice signait une tribune dans le journal The Guardian dans laquelle il avance que le vote noir aura un impact majeur dans l’élection à venir. En effet, selon lui, 90 % des Afro-Américains voteraient démocrates et cela depuis… cinq décennies !

Or, rien qu’en Floride, près d’un demi-million d’Afro-Américains ont été déchus de leur droit de vote en raison d’une condamnation à une peine criminelle, sur une population totale de 2,3 millions d’Afro-Américains.

21 % de la population noire en âge de voter était déchue du droit de vote en Floride en 2016

 C’est 1 Afro-Américain sur 5
Illustration d’Olivier Boivin

La restitution du droit de vote aux anciens prisonniers afro-américains de Floride pourrait donc bien faire pencher la balance lors des prochaines élections.

Donald Trump aurait-il pris conscience de cet enjeu ? Lors du Super Bowl de 2020, son équipe de campagne a investi 11 millions de dollars dans une publicité spécialement destinée aux électeurs afro-américains. Cette publicité met en scène la libération d’Alice Johnson, une femme noire graciée par le président en juin 2018.

Son vis-à-vis, Joe Biden, s’est quant à lui fait conseiller de choisir une vice-présidente noire pour les prochaines élections, suite de la mort de George Floyd à Minneapolis et aux nombreuses manifestations antiracisme qui s’en sont suivi.

Et au Canada ?

De 2004 à 2016, Howard Sapers occupait le poste d’enquêteur correctionnel du Canada. À cette occasion, il a produit plusieurs rapports, dont un qui dévoilait notamment la situation carcérale des autochtones en 2013.

Howard Sapers, photo courtoisie

Il explique que, contrairement aux États-Unis, aucune législation canadienne n’interdit aux condamnés et ex-condamnés de voter. Toutefois, il confirme avoir découvert l’existence d’une discrimination systémique envers les noirs et les autochtones, lesquels sont largement surreprésentés au sein des prisons canadiennes. Mais, selon lui, cette discrimination ne figure pas tant les lois en tant que telles, mais plutôt dans leur application.

Par exemple, pour qu’une personne soit libérée de prison, il peut y avoir des conditions comme le fait de ne pas avoir de contacts avec d’autres individus ayant un casier judiciaire, explique-t-il. Toutefois, ces conditions appliquées à quelqu’un issu d’une petite communauté autochtone augmente le risque qu’il soit de nouveau incarcéré au motif qu’il n’a pas respecté les conditions de sa libération. En effet, à cause de la surreprésentation des autochtones en prison, il y a davantage de probabilité qu’un membre de sa famille ou une de ses relations proches ait déjà été condamné ou incarcéré dans le passé. Mais, ajoute-t-il, il peut s’agir des mêmes personnes qui offrent à cet ancien détenu un toit, un soutien financier et émotionnel… ou même un emploi. Il s’agit, selon lui, d’une mesure qui n’avait pas pour objectif d’être discriminatoire, mais qui, dans les faits, l’est fortement.

 

Une production journalistique réalisée par :

  • Coralie Beaumont

    Avocate de formation, j'ai ensuite suivi un master passionnant en sciences et gestion de l'environnement à l'Université Catholique de Louvain en Belgique. Je termine en ce moment un D.E.S.S. en journalisme à l’Université de Montréal avec l’ambition de devenir journaliste environnementale au Québec. 

  • Gabrièle Chalon

    Finissante au D.E.S.S en journalisme de l'université de Montréal et vadrouilleuse intrépide. Je suis passionnée par les questions de justice sociale aux Etats-Unis, le journalisme de données, les récits de vie et les épaves d'avions abandonnées. Je pratique la photographie à mes heures perdues. J'écris sur l'actualité à Detroit et sur la résilience de la communauté locale.

  • Olivier Boivin

    J’ai 23 ans et je suis journaliste. Je me lance dans ce métier après un parcours académique centré sur les communications et les technologies les entourant. Passionné de politique, de musique et de sport depuis toujours, j’adore analyser, fouiller et creuser mes sujets. Je suis toujours en train de me questionner sur quelque chose. Je souhaite maintenant trouver les réponses et vous les partager ici.


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